Framavox
Thu 27 Jun 2024 5:31AM

Accueillir les Points de vue

A Amans Public Seen by 84

Un texte de théorie que j'ai écrit il y a quelques semaines. Avec la campagne en cours, et le mépris qu'il y a de toutes parts sur les points de vue des autres, ça ne me semble pas inutile à partager. Pour faire "barrage au fascisme", commençons par reconnaître nos propres tendances fascisantes ?

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Amans Thu 27 Jun 2024 5:31AM

Questions de point de vue

Dans une perspective dialogique, il y a deux écueils face à l’énoncé de quelque point de vue que ce soit : le déni (ou l’exclusion), et l’irrespect, le mépris.

Qu’est-ce qu’une perspective dialogique ? Un ensemble de façons d’envisager notre monde humain en devenir où le dialogue a un rôle clé.

Certain-es diraient qu’il s’agit d’avoir toujours foi dans les possibilités humaines de traverser les conflits grâce à lui, certain-es que c’est même la seule bonne façon de s’en sortir, du moins collectivement.

Qu’est-ce qu’un point de vue ? Tout énoncé humain.

« Il faut brûler les juifs », « la terre est plate », « faisons confiance aux pharmacies », « les gouvernements occidentaux font quand même des choses bien » ou encore « c’est immoral de ne pas participer à la guerre pour soutenir l’Ukraine » sont des éléments saillants de points de vue qui existent actuellement sur la terre, plus ou moins massivement, plus ou moins près de chez nous. Dans mon système de croyance, même si certains de ces points de vue (ou certains de leurs éléments, certaines attitudes qui les accompagnent souvent…) me semblent déniants, exclusifs, irrespectueux et/ou méprisants vis-à-vis du mien, ma posture politique est de les considérer tout de même comme valables et respectables – non sans attentions critiques, mais avec toute ma capacité de compréhension et d’empathie.

Mépriser un point de vue, qu’est-ce à dire ?

Étymologiquement on entend « prendre mal ». Le mépris, c’est tout ce qui est directement issu d’un système d’oppression. Les riches méprisent les pauvres et réciproquement, les blancs les personnes racisées, les adultes les enfants, les hommes les femmes, les bourgeois les prolos, les valides les fous/folles, les hétéros les queers etc.

Une attitude très commune face à un énoncé, quel qu’il soit, c’est d’y réagir sans avoir pris le temps de le comprendre pleinement : de saisir d’où il vient, pourquoi il s’exprime, comment éventuellement il s’affirme ou se nuance. La réaction, peut-être épidermique ou venue des tripes, vraisemblablement aussi nourrie d’une intelligence, va être positive, négative ou complexe mais en tout cas… réactive, jugeante, située. Elle aussi témoignera donc d’un point de vue.

Parvenir à répondre à un énoncé non pas depuis son point de vue personnel mais depuis l’espace de l’observation est un défi pour la conscience, un chemin de paix. Je peux observer en moi les jugements « fasciste, idiot, conventionnel, démocrate, partisan » (pour reprendre ce que me font penser en premier lieu les exemples cités ci-dessus) et les réserver le temps de questionner ou du moins d’écouter, pour chercher à mieux comprendre le point de vue énoncé et/ou ce qu’il déclenche en moi.

Temporiser le conflit. La conflictualité est toujours déjà-là, au monde et dans nos vies. Nous plongeons dedans à la naissance. La question est de savoir quels conflits nous allons adresser, de quelle façon… et à quel rythme.

Parfois il est peut-être bon d’accélérer : visibiliser un conflit larvé, nommer une opinion, affirmer un point de vue personnel ou collectif.

Parfois il semble préférable de ralentir : différer un dialogue possible, renoncer à « avoir raison » tout de suite, écouter l’autre – ou encore une fois, comment réagit mon corps à son point de vue.

Déni, invalidation, exclusion : qu’entendons-nous par là ? Beaucoup de choses différentes selon les situations, sans doute…

Il me semble que les premiers degrés de l’irrespect ou du mépris vis-à-vis d’un point de vue ne sont pas facilitants pour le dialogue, mais en laissent cependant la possibilité. Dire à quelqu’un-e « c’est fasciste, stupide, etc. ce que tu énonces là », ça peut volontiers sembler injuste ou violent – surtout s’iel n’a pas vraiment pu clarifier ses idées et directions encore – mais ça peut tout de même en laisser le temps ou les moyens, ensuite. On part sur une base tendue, mais le dialogue reste ouvert : lorsque j’énonce de tels jugements, je considère tout de même le point de vue de l’autre, en l’occurrence en m’y opposant assez frontalement – puisque les termes que j’utilise sont assez communément reconnus comme péjoratifs (quoi que bien distinctement l’un de l’autre, concernant ces deux exemples).

Il est possible aussi qu’un énoncé déclenche chez moi une réaction si forte que je ne vais pas être capable d’y répondre du tout, ou que je vais préférer ne pas le faire (« qui préfère? »)

Si c’est ponctuel, ou si c’est un énoncé qui ne m’est pas directement adressé, évidemment pas de problème à telle attitude.

Si c’est systématique, si d’autres que moi font la même chose, ou encore si la personne qui m’adressait cet énoncé s’attendait à un retour de ma part, cette réaction (car c’est problablement aussi une réaction) peut faire davantage violence encore qu’un banal irrespect. Le silence voire la « silenciation », l’absence de retour, de mots ou de regard, l’inouï et l’invisibilisation… toutes ces façons de creuser le sillon de nos détresses de reconnaissance, d’appartenance et/ou d’attention sont insuffisamment considérées encore, bien qu’on commence à en parler ces temps-ci, grâce au féminisme surtout et à la philosophie.

La « violence yin » est bien connue en facilitation d’intelligence collective : des processus implicites d’exclusion, parfois pris pour des « auto-exclusions » et qu’on rencontre dans pratiquement tous les groupes, en relèvent souvent directement… mais aussi, des processus plus organisés d’évitement, d’annulation (« cancelling ») ou d’ignorance (« ghosting ») à l’égard d’une personne ou de ses expressions. Presque toujours, il y a des dynamiques oppressives à l’œuvre alors, qui vont en général bien au-delà des énoncés concernés.

C’est un sujet délicat, car il est parfois préférable en effet d’ignorer tel point de vue, du moins temporairement, plutôt que de lui donner trop d’importance en y réagissant (ou en y répondant mal), de risquer une escalade de violence, une perte d’énergie, du découragement etc.

L’« extinction » est une méthode employée parfois par des éducs avec des personnes qui on tendance à recourir à la violence, et qui consiste justement à ignorer, autant que possible, le comportement violent, en ne l’empêchant que dans la mesure du strictement nécessaire, sans aucun commentaire ni effort en sus : en n’y accordant aucune attention.

L’extinction est parfois une bonne rébellion ?

Parfois aussi – c’est même en fait son devenir le plus commun, dans mon expérience – un point de vue évolue naturellement lorsqu’il est écouté pour ce qu’il est, avec attention mais idem, sans réaction particulière. L’équanimité est une qualité de précision et n’est pas nécessairement impassible ni même peut-être désaffectée.

Un point de vue n’est jamais faux. Les faits sur lesquels il s’appuient peuvent l’être, si l’on s’en tient à telle ou telle science du moins par exemple, ou vis-à-vis de telle autre expérience contradictoire. Mais une opinion, un jugement, une interprétation : tout cela n’est jamais ni vrai, ni faux, ni juste, ni injuste « dans l’absolu ».

L’absolu, de toutes façons, demeure toujours du moins quelque part hors d’atteinte de nos compréhensions et de nos discernements, aussi élevés que soient à notre échelle humaine leurs degrés de rationalité et de sensibilité.

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Ouassem Thu 27 Jun 2024 7:33AM

Grand merci pour la richesse de cet article, cher Amans ! Je me suis permis d'y faire référence dans le Glossaire des Conflits, sur le groupe Telegram Habiter le Conflit : https://t.me/+IWJCpjwF4aQ1ZDM0

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Amans Thu 12 Sep 2024 9:49AM

@Ouassem Merci pour ce retour, chouette, tant mieux si ça peut servir. Référence càd copier un bout ou renvoyer à framavox ? Je n'ai pas Télégram, à moitié du boycott et à moitié par incompétence (si toi ou d'autres ont des groupes sur Signal, ça j'ai - de nouveau - ainsi que Matrix, plus libre). Si tu as des retours significatifs, je veux bien que tu les partages avec moi par ici ou en direct 07 48 10 98 18 ^^