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Contre Amazon et son monde

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Laurent Wed 2 Dec 2020 8:26PM

Syndicalistes, gilets jaunes et militants écolos espionnés par Amazon en France

Par Aurélie Delmas — 1 décembre 2020 à 17:24 (mis à jour le 2 décembre 2020 à 08:52)

Détectives privés, ratissage des réseaux sociaux... «Vice» a révélé la mise en place, par le géant américain, d'un système très élaboré de surveillance des syndicalistes et des écologistes, dans l'Hexagone et en Europe.

  • Syndicalistes, gilets jaunes et militants écolos espionnés par Amazon en France

Amazon n’aime visiblement pas les remous… Mais la contestation de son modèle ne risque pas de faiblir avec la série de révélations du média nord-américain Vice. Selon des documents internes du groupe de Jeff Bezos dévoilés la semaine dernière dans une longue enquête (en anglais), des syndicalistes de la CGT, des militants de Greenpeace, ainsi que des gilets jaunes ont été observés de très près en France et en Europe par le géant de la vente en ligne. Vice parle même de «surveillance obsessionnelle», en particulier pendant la «haute saison», autrement dit entre le Black Friday et Noël. A la suite de ces révélations, El Diario, un site d’info espagnol, dévoilait lundi qu’Amazon avait infiltré, suivi et photographié des syndicalistes, des travailleurs et des journalistes lors d’une grève le 30 octobre 2019, et ce par l’intermédiaire d’une agence de détectives.

Comme l’explique Vice, et ainsi qu’Amazon France l’a confirmé à Libération, il existe chez Amazon un «Centre des opérations de sécurité» (Global Security Operations Center). Une cellule composée notamment d’anciens militaires, qui a pour mission de «mettre en évidence les risques» pesant sur les entrepôts et le fonctionnement de l’entreprise. Dates des réunions syndicales, lieux, nombre de participants, actions… les salariés de cette cellule compilent toutes les informations qu’ils peuvent pour prévenir de potentiels troubles au fonctionnement de la firme qui doit toujours livrer plus vite.

Notes inquiétantes

Le niveau de détail des informations collectées est impressionnant. Vice cite par exemple un mail notant que le 10 mars 2020 à Amiens, «deux membres de la CGT» «ont distribué des tracts devant des tourniquets» d’un entrepôt. L’heure précise de la distribution, ainsi que celle à laquelle l’événement a été signalé à Amazon et le nom du gestionnaire qui a remonté l’information sont aussi précisés. Quelques mois auparavant, dans un autre rapport d’octobre 2019, il était question d’un entrepôt de la banlieue parisienne, le «DIF4» du Blanc-Mesnil, «considéré comme à risque "modéré"», mais où «des groupes dits "anarcho-syndicalistes"», la CGT en l’occurrence, auraient tenté de s’implanter. Deux mois plus tard, le 23 décembre, la CGT revendiquait une coupure de courant de huit heures sur le site pour protester contre les conditions de travail et la réforme des retraites. Amazon France réfute pourtant avoir cherché à éviter une représentation syndicale : «depuis 2018, un représentant syndical est présent sur ce site et avec qui le dialogue est très bon», est-il précisé à Libé.

TémoignageBrahim, livreur Amazon : «J’ai craqué à cause de la pression»

Et la France n’est pas la seule à être concernée par ces notes inquiétantes. Vice fait aussi état de deux autres rapports d’Amazon datés de fin 2009 et portant sur des sites allemands. Ils insistent là encore sur la présence d’un syndicat (Verdi) mais aussi de groupes écologistes, notamment Greenpeace, Extinction Rebellion et Fridays For Future, le mouvement mené par Greta Thunberg. Il est par exemple précisé que «Greenpeace Allemagne a également publié une autre vidéo mettant en vedette Amazon sur ses médias sociaux le [5 décembre]». Le nombre de likes et de partages est ajouté.

.@VICE révèle qu'#Amazon espionne systématiquement tous ses détracteurs. Avec des méthodes de barbouzes pour surveiller & intimider syndicalistes, citoyens, ONG.

Reprenons enfin le pouvoir face à ces multinationales qui se croient au-dessus des lois ! https://t.co/P7iVAlLbwe

— Manon Aubry (@ManonAubryFr) November 24, 2020

Car Amazon suivrait aussi de près tout ce qui se passe sur les réseaux sociaux, avec une attention particulière pour des groupes privés sur Facebook aux Etats-Unis et en Europe perçus «comme une menace», explique Vice. Les gilets jaunes – dont les manifestations sont répertoriées et pour lesquelles Amazon France a jugé bon de préciser que «le mouvement […] n’est pas lié» à l’entreprise –, mais aussi les groupes de solidarité à Vienne ou encore les manifestations contre la répression en Iran sont également dans le viseur.

Infiltration lors d’une grève

D’après les informations de Vice, Amazon se serait appuyé sur ces éléments pour créer des listes de dates, heures et nombre de participants aux manifestations prévues cette année entre le Black Friday et Noël, dans chaque pays d’Europe où Amazon est présent. Des salariés de l’entreprise auraient même créé de faux comptes afin de collecter un maximum d’informations. Une pratique «contraire à [la] politique interne» assure pourtant Amazon France. Autre signe que l’image de marque de l’entreprise est un enjeu capital, le site d’information français Reporterre dévoilait récemment comment le site de vente mettait en avant des comptes de salariés «ambassadeurs» destinés à le défendre.

Enfin, pour prendre la mesure de ce système de surveillance, Vice révèle également qu’Amazon a embauché des membres de l’agence de détectives privés Pinkerton. Ces derniers auraient notamment été «insérés» dans un entrepôt à Wroclaw, en Pologne. Amazon confirme un partenariat avec Pinkerton mais nie qu’il s’agisse de «recueillir des renseignements sur les employés des entrepôts». Pourtant, les révélations récentes d’El Diario sur une infiltration de détectives lors d’une grève de salariés Amazon en Espagne semblent confirmer ce scénario.

«Jeff Bezos ne peut pas agir en toute impunité»

Chez Amazon France, interrogé par Libération, on ne nie pas la surveillance : «Comme toute entreprise responsable, nous garantissons un certain niveau de sécurité dans nos activités afin de protéger nos collaborateurs, nos bâtiments et nos stocks. Cela implique la mise en place d’une équipe d’enquête interne qui travaille, en cas de besoin, avec les forces de l’ordre. Ce fonctionnement est conforme à la loi et il est mené avec le soutien des autorités locales compétentes, qui en ont connaissance. Il est faux et irresponsable de suggérer à des fins de sensationnalisme qu’agir de la sorte est inhabituel ou illégal.»

Si l’entreprise admet «évaluer les activités externes» avec une équipe d’analystes, elle tient à préciser : «Nous n’avons pas, et n’avons jamais eu, d'"agents sur le terrain" pour surveiller l’activité de notre personnel.» Pour ce qui est de la politique sociale, «Amazon respecte le droit de chacun de ses employés d’adhérer ou de ne pas adhérer à un syndicat» et «encourage les collaborateurs à faire part de leurs commentaires» à leur direction, explique la firme qui prône le «lien direct» et se félicite des «emplois de qualité, avec des rémunérations et des avantages attractifs, ainsi que des programmes de formation». Quant à savoir si ces campagnes de renseignement peuvent donner lieu à des sanctions auprès des salariés, la réponse est lapidaire : «Ce n’est pas l’objectif.»

Billet On n’est jamais obligé d’acheter sur Amazon

Mais ces méthodes, dont la légalité reste à établir aux yeux de certains opposants, coincent auprès des syndicats et des élus. Fin septembre déjà, 37 dirigeants syndicaux européens, dont en France Laurent Berger pour la CFDT et Christine Besseyre pour FO, demandaient à la Commission européenne d’ouvrir une enquête sur les agissements «potentiellement illégaux» d’Amazon. Le 7 octobre, c’étaient 37 parlementaires européens qui cosignaient une lettre adressée à Jeff Bezos dans laquelle ils s’interrogeaient sur les intentions du géant : «S’agit-il de cibler les syndicalistes et les travailleurs·ses d’Amazon, mais également les représentant·e·s politiques, y compris nous-mêmes, député·e·s européen·ne·s, qui exprimeraient une critique de vos activités ?» Et d’ajouter : «Les signaux d’alertes se multiplient quant à la politique antisyndicale de votre société.»

A l’origine de ce courrier, Leïla Chaibi (LFI) explique à Libération que les révélations récentes «confirment les craintes qu’on avait» : «On savait que l’organisation du travail chez Amazon était basée sur la surveillance des moindres faits et gestes des travailleurs, que tout était fait pour éviter que les salariés se parlent et s’organisent. Et là on franchit un seuil supplémentaire dans la volonté de contrôler les entrepôts, mais aussi ce qu’il y a autour. Il faut rappeler à Jeff Bezos qu’il ne peut pas agir en toute impunité.»

«Trop c’est trop», avait de son côté réagi, au moment de la publication, la fédération syndicale internationale Uni Global Union, qui explique représenter 7 millions de travailleurs en Europe. Dans un second communiqué réagissant à l’espionnage dévoilé ce lundi en Espagne, la secrétaire générale de la fédération, Christy Hoffman, estime qu’un système est en train d’être mis au jour : «L’espionnage des travailleurs, aussi grave soit-il, ne vient pas de nulle part. Il y a un schéma ici, l’énorme appétit de croissance d’Amazon est mauvais pour nos sociétés.» Pour l’Uni Global Union, «une réponse politique coordonnée menée par l’UE est nécessaire de toute urgence» pour défendre le modèle social européen.